Pendant ses études d'ingénieur, en 2009, Arnaud Crétot réalise un voyage à la découverte des solutions énergétiques en Europe et en Asie. Il découvre et intègre Lytefire, une entreprise qui développe des concentrateurs solaires (système qui permet de collecter l'énergie du soleil via des miroirs pour chauffer à très haute température) pour alimenter des activités artisanales, comme la boulangerie et la torréfaction.
Afin de mieux accompagner les artisans qui font le choix de l'énergie solaire, il lance en 2017 une activité de boulangerie au feu de bois, en Normandie. Son objectif est ainsi de mieux comprendre le métier, ses savoir-faire et ses impératifs. Cela lui permet d'adapter chaque étape de la fabrication du pain à la contrainte d'une cuisson pendant les périodes d'ensoleillement.
En 2019, il crée NeoLoco, la première boulangerie et activité de torréfaction solaire d'Europe. Aujourd'hui, l'entreprise compte 4 salariés. Arnaud Crétot y reçoit régulièrement des artisans curieux de découvrir ce nouveau modèle et de le dupliquer.
Fort de cette expérience, Arnaud Crétot a développé une méthode, appelée méthode TELED (pour “Tâche Énergivore Lorsque l'Énergie est Disponible”), qui permet de transposer les changements opérés dans sa boulangerie à d'autres secteurs.
Quel est le principal enseignement de votre voyage autour de l'énergie ?
J'ai découvert que le choix de l'énergie fait par les pays et les entreprises est loin d'être un choix scientifique, même si on se cache souvent derrière l'avis des experts. Si le choix de l'énergie était un choix technique, alors tous les pays et toutes les entreprises devraient adopter la même technologie. En réalité, il s'agit plutôt d'une question sociale et culturelle. C'est pour ça que certains pays acceptent le nucléaire et d'autres non.
En France, par exemple, on pense que l'énergie intermittente ne peut pas faire tourner l'économie. Dans l'état actuel, c'est vrai. Toutefois, ce n'est pas un frein technique, c'est un problème organisationnel.
Pouvez-vous nous en dire plus ?
Aujourd'hui, en France, nous travaillons à flux tendu et créons nos produits à la demande. C'est possible car nous disposons de l'énergie en continu. Mais lorsque cette énergie n'est plus disponible, l'activité de l'entreprise est à l'arrêt.
Jusqu'à présent, on a demandé aux ingénieurs de produire de l'énergie propre sans rien changer à nos modes de vie. La démarche TELED consiste, au contraire, d'inverser le paradigme et de nous adapter à un moyen de production d'énergie propre. Si je prends l'exemple de ma boulangerie Neoloco, le technicien me propose pour la cuisson des pains, qui est le poste le plus énergivore de mon activité, d'utiliser la concentration solaire comme source d'énergie. Il me précise que le four ne peut fonctionner, par conséquent, qu'en journée. C'est à moi de m'adapter à cette condition et de modifier mon organisation, c'est-à-dire de cuire les pains en journée et non plus la nuit, par exemple.
En quoi consiste la méthode TELED que vous avez créée à partir de votre activité de boulangerie et de torréfaction solaire ?
La méthode TELED consiste à transformer son modèle économique pour le rendre compatible à l'accès intermittent à l'énergie. Pour cela, on procède en 4 étapes. Prenons, l'exemple d'une entreprise de torréfaction de café qui voudrait passer à l'énergie solaire.
Étape 1 : On liste les tâches nécessaires à la bonne conduite de l'entreprise. Dans notre exemple, on peut noter :
- L'achat des grains de café
- La torréfaction
- La mouture du café
- L'emballage
- La vente
- La livraison
- La comptabilité
- La communication
Étape 2 : On identifie ensuite les tâches les plus consommatrices d'énergie et on détermine la part que ces tâches prennent dans notre temps de travail. Ici, c'est l'étape de la torréfaction qui est la plus énergivore. Elle représente 20 % du temps de travail de l'entreprise.
Étape 3 : On priorise les tâches énergivores au moment où l'énergie est facilement accessible. Par exemple, on concentre les 20 % du temps de travail pour la torréfaction les jours où il fait beau, pour pouvoir utiliser le four solaire. On réserve les autres activités pour des temps plus maussades.
Étape 4 : On organise les changements qu'implique cette nouvelle organisation. L'objectif n'est plus de produire à la demande avec un flux tendu mais, au contraire, de constituer un stock au-dessus d'un certain seuil critique. Les clients ont ainsi accès à la marchandise en continu, malgré un accès intermittent à l'énergie.
Peut-on appliquer cette méthode à toutes les entreprises ?
Elle s'applique à toutes les activités de production, quel que soit le secteur (menuiserie, mode, verre...) et quelle que soit leur taille et leur ancienneté. Il est vrai qu'il est plus facile et plus rapide de mettre en place la méthode TELED lorsque l'on crée son entreprise car nous n'avons pas besoin d'adapter des process déjà existants.
Quels sont les avantages à faire appel à la méthode TELED ?
Cette méthode permet de répondre à deux enjeux clés pour être économiquement viable aujourd'hui et demain : les enjeux climatiques et les enjeux de stabilité sociale avec la pénurie des énergies continues et la hausse des prix de ces mêmes énergies. Cela touche aujourd'hui de nombreux secteurs. Les boulangeries sont directement menacées de fermeture face à des factures d'électricité exorbitantes. Tôt ou tard, toutes les entreprises n'auront pas d'autres choix que de prendre cette réalité de la transition énergétique en compte.
En poussant jusqu'au bout la méthode TELED, on peut établir plusieurs scénarios, du plus simple au plus complexe, qui permet d'aboutir à une organisation construite autour de l'utilisation exclusive des énergies renouvelables. L'entreprise dispose ainsi d'un plan de continuité pour se projeter dans l'avenir. Réduire drastiquement les émissions de carbone ne paraît plus aussi inaccessible que ça.
A l'échelle des territoires et des collectivités, transformer toute une filière avec une organisation type TELED permet également de se prémunir contre une nouvelle crise de pénurie. Une rupture d'énergie entraîne l'arrêt des activités et des conséquences immédiates désastreuses pour l'économie. Avec une organisation type TELED, chaque maillon de la chaîne possède des mois de stock de matières premières et de produits finis permettant de maintenir l'activité en attendant de trouver une alternative.
A quels freins êtes-vous confronté lorsque vous présentez la méthode TELED aux entreprises ?
La principale réticence apparaît lorsqu'on aborde la question du stock nécessaire pour assurer la continuité d'approvisionnement malgré les fluctuations d'accès à l'énergie. Cela implique d'avoir suffisamment d'espace pour entreposer les produits finis, et aussi assez de trésorerie pour financer ce stock supplémentaire. Toutefois, cette contrainte est contrebalancée par les économies réalisées grâce à l'utilisation d'énergies intermittentes, comme le solaire.
Tout l'objectif est donc de calculer le point de bascule, c'est-à-dire de déterminer à partir de quand les économies d'énergie engendrées par la méthode TELED dépassent le coût de stockage. Tous les secteurs n'ont pas encore atteint ce stade. Cependant, si on considère les prévisions de hausse de prix des énergies fossiles par l'ADEME, beaucoup de secteurs vont l'atteindre rapidement.
Quelles sont les prochaines étapes pour développer votre méthode ?
Aujourd'hui, nous sommes surtout dans une phase de sensibilisation face à cette stratégie RSE. Nous organisons des ateliers chez Neoloco et nous intervenons aussi dans des écoles d'ingénieurs. De plus en plus d'entreprises et de métropoles prennent contact avec nous pour qu'on puisse faire des diagnostics. Cela nous permet d'étudier les différents secteurs et d'établir un point de bascule en termes de rentabilité. C'est très enrichissant !
Notre objectif est de créer des cadres de référence sur une organisation du type TELED à destination des ingénieurs, comme il en existe pour la production en flux tendu. Mais nous ne pourrons pas le faire seul. Il faut embarquer l'écosystème !